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La lettre du châtelain Andrew Yagab était si pressante que Belzoni et Sarah avaient décidé de se rendre à son invitation. Sous une pluie battante, leur berline tirée par deux chevaux progressait lentement sur un chemin boueux.
L’Italien regrettait la chaleur de l’Égypte, même écrasante. Mais il devait à présent s’imposer en Angleterre et adjoindre la richesse à la célébrité. Un bon réseau d’acheteurs d’antiquités lui offrirait une base financière saine, et il repartirait chercher de nouveaux trésors en majorant les prix.
Yagab était un roturier qui avait amassé une belle fortune en utilisant au mieux les conseils judicieux de ses amis banquiers de la City. Usurier impitoyable, escroc inattaquable, il avait légalement dépouillé un aristocrate gâteux de son manoir, renvoyé une partie du personnel et diminué les gages des employés restés à son service. Laide et revêche, son épouse passait son temps à confectionner des gâteaux immangeables et à martyriser ses domestiques.
Une curieuse passion animait le parvenu, celle de l’Antiquité égyptienne. Au fil de ses lectures, il s’était persuadé que les savants des pharaons avaient effectué de prodigieuses découvertes, peu à peu oubliées. La visite de l’exposition de Belzoni confortait son opinion. En cette époque de multiples inventions et de progrès techniques, l’exploration du savoir antique le mènerait probablement à des trouvailles majeures, susceptibles d’être monnayées.
— Ce bonhomme ne me plaît pas, dit Sarah. Quand il regardait la momie, il semblait prêt à la dévorer, tel un carnassier affamé ! Il ne nous apportera rien de bon.
— Je suis persuadé du contraire. Il possède de nombreuses relations dans le monde de la finance et pourrait nous procurer des clients.
— Des clients et des fonds… qui te permettraient de repartir en Égypte ?
— Pas avant d’appartenir à l’establishment londonien ! Les succès de mon livre et de l’exposition sont d’excellents premiers pas, encore insuffisants. À moi de gagner la confiance de gens importants, déterminés à reconnaître mes mérites. Nous habiterons une superbe maison et y recevrons le gratin. Rassure-toi, une armée de domestiques te délivrera des impératifs matériels !
Sarah embrassa amoureusement son mari. Il avait toujours rêvé et il continuerait. C’était à la fois sa force et sa faiblesse, et cette folie lui avait donné l’énergie nécessaire pour accomplir des tâches insensées.
D’immenses champs de céréales entouraient le manoir d’Andrew Yagab. Même si l’Angleterre se tournait résolument vers l’industrie, il fallait nourrir une population de vingt et un millions d’habitants, en forte croissance. En raison des Corn laws, les lois sur le blé, le prix du pain était maintenu à un niveau élevé, au désespoir des pauvres. Les grands propriétaires terriens, eux, profitaient de la situation.
Une bâtisse prétentieuse dominait des corps de ferme. La tour de style gothique lui donnait un caractère guerrier, et l’on s’attendait presque à voir surgir des archers aux créneaux. La voiture des Belzoni s’immobilisa devant un porche couvert de lierre.
Un domestique en livrée ouvrit la porte et aida Sarah à descendre.
— Je vous conduis auprès de M. Yagab.
Aux murs des couloirs, des têtes de cerfs et de sangliers empaillées. Trônant au milieu d’une vaste salle d’armes, le maître des lieux examinait à la loupe un pistolet ancien.
— Ah, Belzoni ! Ravi de vous revoir. Mes hommages, chère madame. Vous êtes ravissante.
Sarah demeura de marbre. Ce grand bonhomme mou aux dents de lapin jaunies la mettait mal à l’aise.
— Vous admirez ma collection, je suppose ? Des années de recherche ! L’ingéniosité humaine me fascine. Inventer ces engins de destruction a nécessité du génie, et nous ne cesserons de progresser. Néanmoins, il convient de rendre hommage au passé et de ne pas oublier les premières arquebuses ! Un archéologue de votre trempe, Belzoni, doit me comprendre.
— En effet.
— Personnellement, je ne bois que du jus de pomme. Peut-être préférerez-vous un alcool provenant de ma distillerie ?
— Volontiers, répondit Sarah. Nous avons besoin de nous réchauffer.
Les Belzoni occupèrent un canapé au tissu fatigué, Andrew Yagab une chaise rustique à dossier droit. Au-dessus de sa tête, une paire de tromblons.
Le domestique apporta une bouteille et deux verres qu’il remplit d’un liquide brun foncé. Frigorifiée, Sarah avala une lampée.
— Il n’y a pas que de la pomme, constata-t-elle.
— C’est un mélange, reconnut Yagab. Je le réserve à mes hôtes de marque. Vous voilà célèbre, Belzoni ! Je n’oublierai jamais cette fabuleuse momie et cet incroyable état de conservation. À propos, qu’est-elle devenue ?
— Je l’ai confiée au docteur Bolson, désireux de l’examiner. Certains détails nous ont troublés, et j’aimerais en savoir davantage.
— Des résultats ?
— Pas de nouvelles de ce brave docteur. Je ne tarderai pas à le relancer.
Andrew Yagab se releva et fit les cent pas. La mollesse de son allure aurait endormi un hystérique.
— M’avez-vous apporté un vase intact, Belzoni ?
De la poche de son ample vareuse, le géant sortit une fiole en albâtre. Les yeux du châtelain fixèrent le bouchon composé d’herbes desséchées et de paille.
— Vous m’en garantissez l’authenticité ?
— Je l’ai extraite d’un puits rempli de débris de momies.
— Des momies, répéta Yagab. Parfait, parfait !
Il tendit la main, Belzoni referma la sienne sur la fiole.
— Entre gentlemen, procédons d’abord à un arrangement. Cette merveille n’a pas de prix.
— Je l’ouvre, je regarde et je paye si le contenu m’intéresse.
Le géant éclata de rire.
— Vous n’êtes pas sérieux, monsieur Yagab ! Toute aventure archéologique comporte un risque. Au pire, vous disposerez d’une pièce unique, facile à revendre.
Une lueur de haine anima le regard éteint du châtelain. Même Sarah en fut effrayée.
— Ce n’est pas dans mes habitudes, Belzoni, mais j’accepte vos conditions. Patientez un instant, je vais chercher le nécessaire.
— Accepte ce qu’il te propose, murmura Sarah à l’oreille de son mari. Ce bonhomme est malsain et dangereux.
L’atmosphère étouffante de la salle d’armes ne plaisait guère au colosse. Lui aussi avait hâte de quitter les lieux.
Le pas de Yagab résonna. Il réapparut, porteur d’une bourse.
Sarah se leva.
— Je m’occupe des comptes.
— La somme vous convient-elle, chère madame ?
Elle délia les cordons, examina le contenu.
— Parfait.
— Heureux de conclure cette première affaire ! Voici le début d’une fructueuse collaboration, annonça le châtelain.
— Nous devons rentrer rapidement à Londres, précisa la jeune femme.
— J’aurais aimé vous faire visiter mon domaine. Une prochaine fois, sans doute.
— Sans doute.
— Surtout, n’oubliez pas : si vous disposez de nouveaux récipients fermés et intacts, proposez-les-moi. À moi, et personne d’autre. Sinon, je serai extrêmement déçu. Je dis bien : extrêmement.
Le mot était lourd de menaces.
— À bientôt, clama le Titan de Padoue d’une voix ferme.
Les Belzoni partis, Andrew Yagab se hâta de regagner son laboratoire où il passait le plus clair de son temps. À l’orée d’une découverte qui lui rapporterait une fortune, il n’osait pas utiliser le trésor acheté à Belzoni lors du débandelettage de la momie. Auparavant, il préférait se servir d’une substance analogue et vérifier sa théorie.
Il ôta le bouchon du petit vase acheté à un prix prohibitif et scruta le contenu à la loupe.
Énorme déception.
De simples restes d’onguents collés aux parois.
De rage, Yagab fracassa le vase à coups de marteau.
Belzoni n’emporterait pas cette duperie au paradis. On ne se moquait pas impunément d’Andrew Yagab ! Il avait néanmoins besoin de l’Italien pour se procurer le matériel nécessaire à la poursuite de ses recherches.
Le châtelain manipulerait ce géant prétentieux et son insupportable épouse, il obtiendrait d’eux ce qu’il désirait, puis il les briserait.
Une inquiétude subite lui serra la gorge. Et si cette sorcière lui avait jeté un sort ? Il courut jusqu’au petit meuble décoré de diables ricanants et l’ouvrit avec la clé qu’il portait toujours sur lui.
Le précieux vase oblong n’avait pas disparu.